La philosophie de Heidegger

Publié le par jp




Le mérite de Heidegger est de ne pas avoir délivré d'oeuvre ou de doctrine, mais des "chemins". Il a mis en épigraphe de ses oeuvres complètes la phrase : "Wege, nicht Werke" - "frayages, non ouvrages" comme a traduit quelqu'un qui voulait montrer que le français est capable de traduire Heidegger en mieux (cette traduction donne en effet une rime plus riche à l'original allemand). Ces chemins ouvrent ou frayent des perspectives inouïes sur l'histoire de la philosophie - et donc de l'Occident - dont Heidegger a compris la grandeur comme personne. 

On comprend en effet pourquoi Platon, Aristote, Descartes ou Hegel sont de grands penseurs. C'est qu'ils représentent les différentes époques de l'histoire de l'être. Qu'est-ce que être? Quel est le critère de la réalité? Platon détermine l'être comme idea, Aristote comme puissance-acte, Descartes comme idée claire et distincte, Leibniz comme monade, Kant comme objectivité de l'objet, Hegel comme idée absolue, Nietzsche comme volonté de puissance.

Mais d'où viennent ces déterminations? Ils posent tous en principe une détermination de l'être qui marque leur époque mais sans dire d'où elle provient. Heidegger demande : qu'est-ce que l'être lui-même qui est ainsi historiquement déterminé? Personne n'a répondu autrement que par une autre chose : l'être est idea, acte, etc. mais ce sont là des "étants", des choses, pas l'être. Comment aborder l'être directement, l'être même - et non l'être de l'étant i.e. l'"étantité" ou en latin la "substance" ?

Jusqu'ici on est encore chez Aristote avec ses réflexions sur l'"étant". Mais Heidegger a un coup de génie : il découvre (grâce à la Critique de la raison pure) que l'être est à chaque fois déterminé à partir du temps - ce qui éclaire toute l'histoire de l'occident. 

Platon est le premier à dire que l'être, la substance, l'idea est aei, "permanente". Or phénoménologiquement, cela est inscrit dans la langue grecque. En effet substance en grec c'est ousia, qui est le participe substantivé féminin de einai, donc : étantité ou étance, Seiendheit en allemand, "le fait d'être". Or ousia en grec, qui a donné le nom par excellence de l'être en philosophie, la substance, est en fait à l'origine un nom commun qui désigne le domaine agricole, la propriété terrienne. Platon s'est servi d'un terme courant pour fonder toute la philosophie. En quoi l'on voit que Heidegger n'est nullement un original quand il joue avec les mots. "Idea" est encore un jeu de mot de Platon : ce mot désigne en effet dans la langue courante... l'apparence sensible ! Platon violente autant la langue grecque que Heidegger la langue allemande.

Quel rapport entre le domaine terrien et l'être pour Platon? La permanence. La Grèce est un pays de tremblement de terre : la permanence est un enjeu de l'existence grecque. Le domaine terrien comme la substance, c'est ce qui reste toujours, ce qui ne disparaît jamais et sur quoi on peut s'appuyer (epi-steme en grec c'est se tenir ferme sur). Rappelons que la métaphysique de Marx est exposée dans un livre dont le titre est "Das Kapital"... ousia

Heidegger se rend ensuite compte qu'en allemand le terme Anwesenheit a également ce double sens de propriété terrienne et d'essence philosophique. Il se lance alors dans une reconquête de l'origine de la philosophie à travers sa propre langue. Mais toutes les langues ont ce double sens. La estancia en espagnol c'est la ferme et aussi le participe féminin substantivé de estar. Et en ancien français on disait l'estre-Jacques pour dire la maison de Jacques. C'est donc quelque chose qui est inscrit dans l'existence occidentale - civilisation de sédentaires (d'agriculteurs).

Sein und Zeit, Etre et temps est le livre où Heidegger expose cette découverte. Heidegger décide de reprendre la question de l'être chère à Aristote mais autrement que lui, c'est-à-dire sans assimiler être et étantité, einai et ousia. Qu'est-ce que l'être? Heidegger répond de façon minimale : ce qui est questionné par l'homme. L'être est une question. Or celui qui questionne c'est l'homme. Donc pour accéder à l'être il faut passer par l'homme. 

Qu'est-ce donc que l'homme? Celui qui se pose la question de l'être ! C'est un cercle herméneutique. Etre et homme sont indissociables. On ne peut comprendre l'un sans l'autre. Pas d'homme sans être ni d'être sans homme. C'est ce cercle, cette structure que Heidegger appelle Dasein.

Dasein, c'est "das-Da-sein", être-le-là, ouvrir le là, i.e. la possibilité qu'il y ait quelque chose, le il y a originel (la filiation avec Kant est flagrante). L'homme est d'emblée autre chose qu'homme, autre chose que lui-même : il est Dasein. Voilà son essence : être toujours déjà hors de lui-même, dans l'autre, dans l'être (le monde), ek-sister. Dasein peut être considéré comme une traducton de "psychê" chez Aristote, quand celui-ci dit que "la psychê est en quelque sorte tous les étants" : la psychê est le monde. 

La conscience n'a comme la monade de Leibniz ni portes ni fenêtres, non cependant parce qu'elle est enfermée dans ses représentations subjectives, mais parce qu'elle est en efai toujours déjà hors d'elle-même : elle est pure transcendance. Quand je regarde les étoiles, je n'effectue pas un trajet de moi-même vers le ciel, mais je suis déjà là-bas, à des années-lumières, avant d'être en moi-même. On est toujours en décalage par rapport à soi-même ; c'est cela être un homme. Etre en soi-même est un mouvement de réflexion secondaire. Je découvre d'abord le monde, je suis le monde avant d'être moi-même.

 C'est ce que Heidegger appelle l'"être au monde" : l'homme est originellement voué au monde, il s'occupe du monde avant de s'occuper de lui-même (c'est la "préoccupation"). Le traducteur français d'Etre et temps, F.Vezin, remarque en note à ce propos que le français est ici beaucoup plus précis que l'allemand, car l'expression heideggerienne "in-der-Welt-sein", être-dans-le-monde, est à la limite du contresens phénoménologique. En effet le Dasein n'est pas "dans" le monde comme une chose, il est "au" monde, ce qui est très différent. La traduction française permet donc d'améliorer le texte allemand (ceci dit pour casser l'idée répandue selon laquelle les traducteurs français seraient inféodés à la langue allemande).

De même par rapport à autrui. Je ne suis pas d'abord moi-même avant de rencontrer autrui, grâce à une hypothétique intersubjectivité. Je suis originellement voué aux autres, je suis les autres avant d'être moi-même : c'est l'"être-avec", le Mitsein. Etre le là, das-Da-sein, c'est donc aussi bien être au monde qu'être à autrui. L'altérité est essentielle au Dasein. Il est tout entier ouverture à l'autre, et même au tout autre, à savoir l'être. 

Ces structures du Dasein que sont ainsi - entre autres - être au monde, préoccupation ou Mitsein sont des "catégories" qui se rapportent exclusivement à l'étant qu'est l'homme, l'étant pour qui l'être est une question. Or le terme de catégorie désigne chez Aristote la structure de l'étant en général : substance, qualité-quantité, actif-passif, possession-privation etc. Les structures du Dasein seront donc appelées par Heidegger "existentiaux" afin de les distinguer des catégories qui s'appliquent à toutes les choses sans distinction.

On ne peut en effet comprendre l'homme comme un étant parmi les autres. Or c'est ce qu'a fait Aristote en déterminant l'homme à partir des catégories de l'être : l'homme est une substance ou un "sujet" parmi d'autres. Descartes enfonce le clou en déclarant que l'homme est le "sujet" c'est-à-dire la substance, la chose, par excellence. Le terme sujet chez Aristote désigne en effet ce qui ne peut être attribué à rien d'autre et se suffit à lui-même : substance. Appeler l'homme sujet c'est donc en faire la chose première. Avec Descartes commence la "métaphysique de la subjectivité", la métaphysique de l'homme comme chose suprême - mais ce faisant tout de même comme chose ("chose pensante").

L'homme n'est pas un étant parmi d'autres, il est l'"ek-sistance", le Dasein, ce par quoi il y a des "étants", par quoi l'être apparaît comme tel, par quoi il devient question. Car l'homme n'est pas, il a à être. Mais il ne sait pas comment puisque l'être est indéterminé, d'où la portée vitale ("existentielle") de la question de l'être pour l'homme.

L'être c'est en fait le possible pur et simple, équivalent du néant. Heidegger écrit dans Etre et temps que le possible s'érige plus haut que le réel (Gallimard p.66). Quand l'homme prend conscience qu'il a à être, il est face à l'infini du possible, au néant, à la mort, à la liberté, et l'angoisse l'étreint, car le possible est inépuisable, et en même il faut choisir, car avoir à être c'est aussi avoir à mourir. L'angoisse est ainsi l'attitude dans laquelle l'homme prend conscience de son essence, devient Dasein. 

La question de l'être doit ainsi être posée dans le cadre d'une analyse de l'existence humaine, donc de la mort, donc du temps : être et temps. 

Penser l'être et par là-même l'homme - ce qui n'a jamais été fait dans toute l'histoire de la philosophie ! - voilà le projet de Heidegger, projet en fait jamais effectué mais seulement mis en place par ce dernier. La question attend toujours sa réponse.

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J
Florian, des éclaircissements sur l'avoir à être de l'homme se trouvent dans le 2e article Dasein et Fantasia - La philo de Heidegger (2) ... et bien sûr dans Etre et temps dont vous connaissez maintenant le vocabulaire prncipal. Je vous envie de pouvoir en faire une toute première lecture !
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J
On ne doit en effet pas réduire l'être à l'homme. Mais pour parler de l'être il faut au moins en avoir une certaine entente au départ. Or l'homme est justement cet étant qui a une entente de ce que signifie "être". Il faut donc commencer par analyser le mode d'être de cet étant particulier. C'est une question de méthode phénoménologique : l'être au premier abord est ce qui concerne l'homme, dans la mesure où celui-ci est le seul étant à se demander comment être. L'être apparaît comme une question humaine.JP
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A
On va en lire encore longtemps des foutaises, je parle du texte, reduire l'être à l'homme c'est ben une ineptie. Ne pas souligner la complementarité (exclusive) de l'être et du temps, c'est-à-dire du conditionné (ou ce qui requis à être) et de l'inconditionné (ce qui est donné de manière "authentique", d'emblée) est une errance.
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O
En d'autres termes, « la substance » est un terme équivoque qui, de ce fait, ne répond pas totalement aux exigences formulées en 1 b 3-4. En toute rigueur, on ne saurait dire de « la substance » qu'elle fait partie des êtres qui « ni ne résident en un sujet, ni ne se disent d'un sujet ». Seule, la substance première y répond, et uniquement parce qu'elle est individuelle. La substance en général ne saurait se conformer à cette exigence, précisément parce que, si la substance était toujours sujet, elle se confondrait avec la matière et, par conséquent, ne serait plus individuelle (Z, 3, 1029 a 10). On retrouve toujours cette idée selon laquelle, même si l'individu est sujet, ce n'est pas parce qu'il est sujet qu'il est individuel, mais parce qu'il a une définition, ou parce que son concept est une définition (« Homme », « Cheval »), ce qui revient à dire que ce n'est pas parce qu'il est sujet qu'il est substance (car, à ce titre, il serait plutôt matière), mais parce qu'il a une définition. Sa substantialité ne lui vient pas de ce qu'il est sujet, mais de son appartenance à une espèce (eidos). Or, ce point est important pour Aristote, parce qu'il semble issu de son étude des apories des doctrines de l'Un (au sens présocratique, pas au sens de Platon ; sur la différence, voir Physique, I, 6, 189 b 13-16), qu'il s'agisse de Parménide-Mélissos (Physique, I, 2 et 3) ou du monisme des physiciens ioniens (début du chapitre 4 ; examen repris en 6, 189 b 2).
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F
Bien sûr. Mais quand je disais "toute substance est un sujet", j'entendais la substance première (celle qui est "plus substance" que les autres) qui est celle qui correspond vraiment à la définition "ne se dit d'aucun sujet ni n'est dans aucun sujet".
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