AUSCHWITZ, MAL ABSOLU (Arendt)

Publié le par jp

     Primo Lévi se demandait : "Peut-être ce qui s'est passé ne peut pas être compris et même ne doit pas être compris dans la mesure où comprendre c'est presque justifier." Ce qui n'était qu'une interrogation de la part de Primo Levi est aujourd'hui repris par certains comme Eliette Abécassis qui va jusqu'à refuser toute tentative d'interprétation rationnelle ou religieuse de la Shoah et condamne avec virulence le travail de l'historien au nom du caractère absolu de ce qui s'est passé : "La méthode comparatiste de l'historien est fondée sur le relativisme : c'est le deuxième présupposé philosophique de l'histoire. Tout le travail de l'historien consiste à remettre les faits en perspective, de façon à les rendre objectifs." Face à ces propos, il est urgent de montrer que comprendre n'est pas relativiser et ainsi qu'il est non seulement possible mais nécessaire de comprendre, à l'instar d'Arendt, ce qui fait le caractère absolu c'est-à-dire sans comparaison du crime nazi.
     Pour Arendt c'est le caractère industriel de l'anéantissement dans les camps de concentration qui est le véritable scandale : "ça n'aurait jamais dû arriver, comme j'ai coutume de dire, et je ne veux pas dire par là le nombre de victimes, je veux dire la fabrication de cadavres" (
« Entretien avec Hannah Arendt » de Günter Gaus - en fait cette pensée sur les camps vient directement de Heidegger : voir Penser Auschwitz avec Heidegger).



     Les camps de concentration et d'extermination des régimes totalitaires servent de laboratoire où la croyance fondamentale du totalitarisme - tout est possible - se trouve vérifiée. En comparaison de celle-ci, toutes les autres expériences sont secondaires - y compris celles qui touchent au domaine médical, et dont les horreurs figurent en détail dans les minutes des procès intentés aux médecins du IIIe Reich - bien qu'il soit caractéristique que ces laboratoires aient été utilisés pour des expériences de toutes sortes. (...) 
     Les camps ne sont pas seulement destinés à l'extermination des gens et à la dégradation des êtres humains : ils servent aussi à l'horrible expérience qui consiste à éliminer, dans des conditions scientifiquement contrôlées, la spontanéité elle-même en tant qu'expression du comportement humain et à transformer la personnalité humaine en une simple chose, en quelque chose que même les animaux ne sont pas ; car le chien de Pavlov, qui, comme on sait, était dressé à manger, non quand il avait faim, mais quand une sonnette retentissait, était un animal dénaturé. (...) 
     Ce qui heurte le bon-sens, ce n'est pas le principe nihiliste du "tout est permis" que l'ont trouvait déjà au XIXe siècle dans la conception utilitaire du bon-sens. Ce que le bon-sens et les "gens normaux" refusent de croire, c'est que tout est possible (le premier à comprendre cela fut David Rousset dans son Univers concentrationnaire, 1947). Nous essayons de comprendre des faits, dans le présent ou dans l'expérience remémorée, qui dépassent tout simplement nos facultés de compréhension. Nous essayons de classer dans la rubrique du crime ce qu'aucune catégorie de ce genre, selon nous, ne fut jamais destinée à couvrir. Quelle est la signification de la notion de meurtre lorsque nous nous trouvons en face de la production massive de cadavres? Nous essayons de comprendre du point de vue psychologique le comportement des détenus des camps de concentration et des S.S., alors que nous devons prendre conscience du fait que la psyché peut être détruite sans que l'homme soit, pour autant, physiquement détruit; que, dans certaines circonstances, la psyché, le caractère et l'individualité ne semblent assurément se manifester que par la rapidité ou la lenteur avec lesquelles ils se désintègrent (D.Rousset, op.cit.p.587). Cela aboutit en tout cas à l'apparition d'hommes sans âmes, c'est-à-dire d'hommes dont on ne peut plus comprendre la psychologie, dont le retour au monde humain intelligible soit psychologiquement soit de toute autre manière ressemble de près à la résurrection de Lazare. Toutes les affirmations du bon-sens, qu'elles soient de nature psychologique ou sociologique, ne servent qu'à encourager ceux qui pensent qu'il est "superficiel" de "s'appesantir sur des horreurs" (voir G.Bataille in Critique, n° de janvier 1948, p.72). S'il est vrai que les camps de concentration sont la plus importante institution du régime totalitaire, "s'appesantir sur des horreurs" devrait sembler indispensable pour comprendre le totalitarisme. (...)
     En tout cas, l'effroi dont est frappée l'imagination a le grand avantage de réduire à néant les interprétations sophistico-dialectiques de la politique, qui sont toutes fondées sur la superstition que du mal peut sortir le bien. De telles acrobaties dialectiques eurent un semblant de justification aussi longtemps que le pire traitement qu'un homme pouvait infliger à un autre était de le tuer. Mais, nous le savons aujourd'hui, le meurtre n'est qu'un moindre mal. Le meurtrier qui tue un homme - un homme qui devait de toute façon mourir - se meut encore dans le domaine de la vie et de la mort qui nous est familier ; toutes deux ont assurément un lien nécessaire, sur lequel se fonde la dialectique, même si elle n'en est pas toujours consciente. Le meurtrier laisse un cadavre derrière lui et ne prétend pas que sa victime n'a jamais existé ; s'il efface toutes traces, ce sont celles de son identité à lui, non le souvenir et le chagrin des personnes qui ont aimé sa victime ; il détruit une vie, mais il ne détruit pas le fait de l'existence lui-même. (...)
     La véritable horreur des camps de concentration et d'extermination réside en ceci que les prisonniers, même s'il leur arrive d'en réchapper, sont coupés du monde des vivants bien plus nettement que s'ils étaient morts ; c'est que la terreur impose l'oubli. Là le meurtre est aussi impersonnel que le fait d'écraser un moucheron. La mort peut être aussi bien la conséquence de la torture systématique et de la privation de nourriture que de la liquidation d'un surplus de matériel humain. David Rousset a intitulé le récit qu'il fit de son séjour dans un camp de concentration allemand : Les Jours de notre mort ; tout se passe effectivement comme s'il y avait une possibilité de rendre permanent le processus de la mort lui-même et d'imposer un état où vie et mort soient également vidées de leur sens.
     C'est l'apparition d'un mal radical, inconnu de nous auparavant, qui met un terme à l'idée que des valeurs évoluent et se transforment. Ici, il n'y a pas de critères ni politiques ni historiques, ni simplement moraux, mais tout au plus la prise de conscience qu'il y a peut-être dans la politique moderne quelque chose qui n'aurait jamais dû se trouver dans la politique au sens usuel du terme, à savoir le tout ou rien - tout, c'est-à-dire une infinité indéterminée de formes de la communauté humaine ; ou rien, dans la mesure où une victoire du système concentrationnaire signifierait la même inexorable condamnation pour les êtres humains que l'usage de la bombe à hydrogène pour la race humaine.
     Rien ne peut être comparé à la vie dans les camps de concentration. Son horreur, nous ne pouvons jamais pleinement la saisir par l'imagination, pour la bonne raison qu'elle se tient hors de la vie et de la mort. Aucun récit ne peut en rendre compte pleinement, pour la bonne raison que le survivant retourne au monde des vivants, ce qui l'empêche de croire pleinement à ses expériences passées. Cela lui est aussi difficile que de raconter une histoire d'une autre planète : car le statut des prisonniers dans le monde des vivants, où personne n'est censé savoir s'ils sont vivants ou morts, est tel qu'il revient pour eux à n'être jamais nés. C'est pourquoi toutes les comparaisons créent la confusion et distraient l'attention de ce qui est essentiel. (...)
     L'enfer au sens littéral a été incarné par ces types de camps réalisés à la perfection par les nazis : là, l'ensemble de la vie fut minutieusement et systématiquement organisé en vue des plus grands tourments.

H.Arendt, Le système totalitaire 
Points-Seuil p.173 sqq.




voir aussi :

Penser Auschwitz avec Heidegger
"Un spécialiste" (le film du procès Eichmann)

Le protocole de la Conférence de Wannsee
Vivre sous le IIIe Reich (V.Klemperer "La langue ne ment pas") 
« Entretien avec Hannah Arendt » de Günter Gaus
Tous les documents de Arendt

Publié dans La philosophie en vie

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P
J'apprécie votre blog , je me permet donc de poser un lien vers le mien .. n'hésitez pas à le visiter. <br /> Cordialement
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J
Non, ce n'est pas un "crime vieux comme le monde", sinon les juristes n'auraient pas eu besoin d'inventer une nouvelle catégorie de crime, ceux contre l'humanité (notion floue qui n'éclaire d'ailleurs pas grand chose). L'assainissement industriel du patrimoine génétique humain n'avait jamais été fait ni imaginé avant. Et ça n'est pas comparable avec les crimes déjà connus comme l'esclavage, la dictature, la torture, et même les génocides. C'est pourquoi c'est absolu.
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D
L'approche de Guillaume Faye est tout à fait intéressante : elle décentre la question du "génocide". Et c'est important que cela soit fait. Ceci dit, Faye, s'il dit que le génocide n'a rien d'inédit chez les nazis, n'en soutient pas moins - à moins que je ne sache pas lire - que la géoncide des juifs et des tsiganes d'Europe est une première. En ce sens qu'il convoque des moyens modernes - gaz chimiques et crématoires, organisation industrielle des camps de concentration, qui, soit dit en passant, servent encore d'exemple aux sectes américaines de grande envergure, ainsi qu'aux régimes néo-capitaistes à la chinoise, modèle qu'aucun  politique européen ne condame vraiment, vu la productivité et les bénéfices que génèrent toute forme d'esclavage -, pour perpétrer un crime vieux comme le monde, il y a pourtant Mal Absolu. Absolu, dans le sens de notre conscience occidentale : La foi dans le progrès et dans la division du travail a été minée et a implosé par la faute des nazis. Leur but n'était autre que d'enterrer la modernité rationaliste des Lumières, et ils y ont réussi. Quand Heidegger dit que le IIIème Reich fut un échec, il ment : le III Reich, par essence, était fait pour péricliter au plus vite - un maximum de crimes en un minimum de temps. Et dans sa chute, il a emporté avec lui ce sur quoi il s'est assis pour enflammer l'Europe et exterminer la population : la croyance au progrès et à l'amélioration du sort des peuples. On sait aujourd'hui que cette foi n'est plus, et que toute activité industrielle ne vise qu'une seule chose : dégager du cashflow.  Ne serait-il pas temps de la faire revivre ?
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J
Arendt ne part pas du tout du principe que le totalitarisme est une nouveauté, elle le constate. Si sa description est bonne, sa conclusion doit l'être aussi.Je n'ai rien a priori contre les révisionnistes, la révision permanente des connaissances est essentielle au métier d'historien. La vérité en histoire est un travail sans fin, on ne peut pas fixer un dogme. Les lecteurs font le tri eux-mêmes de toute façon. Mais raconter que Arendt, spécialiste inégalé de l'histoire politique, ne connaît pas son sujet, ce n'est pas "politiquement incorrect", c'est de la simple calomnie. Elle ne connaît pas l'Ancien Testament?!!!
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J
Jamais entendu parler de camps d'extermination industriels en Chine ou dans les Califats. Et Arendt parle sans cesse des génocides de l'antiquité - tout en répétant que la Shoah n'a rien d'un simple génocide : c'est bien pire (les nazis ont réussi cette prouesse). C'est l'humanité entière qui était à terme la cible des épurations nazies, personne n'était censé en réchapper, pas même les membres du parti. Absolutiser l'extermination de l'humanité ne semble pas exagéré. Voir "Un spécialiste" (le film du procès Eichmann) vidéo n°8 (les paroles d'Eichmann : "les transports d'enfants pourront rouler", ce n'est pas la même chose que "vous pouvez massacrer les enfants", c'est encore pire).
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