Les intellectuels et le nazisme (2)
Les intellectuels et le nazisme (2)
Hannah Arendt, revenant en 1964 sur l'engagement de certains intellectuels en faveur de Hitler, expliquait lors d'une interview télévisée :
"En 1933, j'ai pu constater que chez les intellectuels l'alignement était de règle (mais pas chez les autres...) D'aucuns y ont cru vraiment ! Pas longtemps, certains pas longtemps du tout. Parce qu'ils avaient une théorie sur Hitler, des idées éminement intéressantes, figurez-vous, des théories fantastiques, passionnantes, sophistiquées ! Des choses qui planaient bien au dessus du niveau de réflexion habituel ! Pour moi c'était grotesque. Ces intellectuels ont été piégés par leurs propres théories. Voilà ce qui s'est passé en fait."
Avec l’article Kantorowicz, juif et nazi ? (les intellectuels et le nazisme), nous avions déjà vu à quel point l’élite intellectuelle de l’époque s’était illusionnée sur le nazisme - l’historien romantique Ernst Kantorowicz, à la fois juif et partisan de Hitler, étant emblématique de cette incroyable "erreur d'appréciation" comme écrit Pascal David à propos de Heidegger, Heidegger lui-même parlant plus simplement de "Dummheit", stupidité (voir la fin de l'article Heidegger contre le nazisme.)
Comment en effet expliquer cela rétrospectivement - autrement que par un hypothétique réveil d’instincts morbides cachés sous le verni de la civilisation, d'une « pulsion de mort » - jusque là refoulée et libérée on ne sait trop pourquoi, véritable deus ex-machina des explications faciles, cyniques et désabusées ? Psychanalytiquement, de telles explications révèlent bien plutôt le plaisir malsain, bien réel celui-là, que nous avons à prendre les élites en faute et à mépriser les gens plus intelligents que nous (il s'agit tout de même de Kantorowicz, de Heidegger, de Céline).
Dans Les origines du totalitarisme, Arendt cherche à reconstituer l’ambiance de l’époque, « l’atmosphère pré-totalitaire » comme elle dit. Or étrangement cette atmosphère en Allemagne est celle du romantisme bohème (comme Brecht). C'est une atmosphère de contestation généralisée de la société bourgeoise, contestation dont nous avons peine à nous représenter la violence, la France étant à l'époque encore assez puritaine. Il faut attendre les années 70 pour voir déferler chez nous une telle vague progressiste. L’attrait des mouvements totalitaires, qui n'étaient évidemment pas perçus comme tels, apparaît ainsi comme une conséquence du romantisme bohème (anti-bourgeois, anti-philistin, anti-morale) caractéristique de l’entre-deux-guerres en Allemagne. C'est du moins la thèse défendue par Hannah Arendt :
« L’attrait qu’exercent les mouvements totalitaires sur l’élite, aussi longtemps qu’ils n’ont pas pris le pouvoir, est une source de perplexité parce que les doctrines positives du totalitarisme, évidemment vulgaires et arbitraires, sont plus apparentes à l’observateur extérieur que la tendance générale diffuse dans l’atmosphère pré-totalitaire. Ces doctrines différaient profondément des critères généralement acceptés, qu’ils soient intellectuels, culturels ou moraux. Aussi pouvait-on conclure que seuls, une insuffisance fondamentale, inhérente au caractère intellectuel, « la trahison des clercs » (J.Benda), ou un pervers masochisme de l’esprit, expliquaient le plaisir avec lequel l’élite acceptait les « idées » de la populace.
Amèrement déçus, manquant de familiarité avec les expériences contemporaines, les porte-parole de l’humanisme et du libéralisme oublient souvent une chose : dans une atmosphère d’où se sont évaporées toutes les valeurs et les propositions traditionnelles (après que les idéologies du XXe siècle se furent réfutées l’une l’autre et qu’elles eurent épuisé leur intérêt vital), il était en un sens plus facile d’accepter des opinions absurdes, que de vieilles vérités qui étaient devenues de pieuses banalités. En effet nul n’était sensé prendre ces absurdités au sérieux.
La vulgarité et son refus cynique des critères reçus s’accompagnait d’un aveu tranquille du pire et d’un mépris de tous les faux semblants qu’il était facile de prendre pour un style de vie courageux et neuf. Comme prévalaient de plus en plus des attitudes de foule, des convictions de foules – qui n’étaient autres que les attitudes et les convictions de la bourgeoisie, lavées de leur hypocrisie – ceux qui haïssaient traditionnellement la bourgeoisie et qui avaient volontairement quitté la société respectable ne virent que l’absence d’hypocrisie et de respectabilité, non le contenu lui-même.
La bourgeoisie prétendait être la garante des traditions occidentales et brouillait tous les problèmes moraux en faisant publiquement étalage de vertus que non seulement elle ne possédait pas dans la vie privée et commerciale, mais qu’elle méprisait. Aussi parut-il révolutionnaire d’admettre la cruauté, le mépris des valeurs humaines, et l’absence générale de moralité : cela détruisait au moins la duplicité sur laquelle reposait la société existante. La tentation était grande de prendre des poses extrêmes dans l’hypocrite clair-obscur d’une moralité réversible, de porter publiquement le masque de la cruauté quand tout le monde était évidemment égoïste en faisant semblant d’être aimable, de faire étalage de méchanceté dans un monde, non de méchanceté, mais de mesquinerie. Ignorant presque tout des rapports antérieurs entre la populace et la bourgeoisie, l’élite intellectuelle des années 20 était persuadée qu’on pouvait jouer à la perfection le jeu ancien d’"épater le bourgeois" si l’on commençait par choquer la société avec une caricature ironique de son propre comportement.
A cette époque, personne ne prévoyait que la véritable victime d’une telle ironie serait l’élite plus que la bourgeoisie. L’avant-garde ignorait qu’elle enfonçait non des murs, mais des portes ouvertes, et qu’un succès unanime démentirait sa prétention à être une minorité révolutionnaire, en prouvant au contraire qu’elle était sur le point d’exprimer l’esprit de l’époque, un nouvel esprit de masse. A cet égard, il est particulièrement significatif de voir l’accueil réservé à L’Opéra de quat’sous, de Brecht, par l’Allemagne pré-hitlérienne. La pièce présentait des gangsters comme de respectables hommes d’affaire et inversement. L’ironie fut un peu perdue de vue lorsque les hommes d’affaire respectables du public considérèrent qu’il s’agissait d’une vue pénétrante de la réalité de la vie, et que la populace salua dans la pièce une consécration artistique du gangstérisme. (…) Si bien que le seul résultat politique de la « révolution » brechtienne fut d’encourager tout un chacun à jeter le masque encombrant de l’hypocrisie et à accepter ouvertement les critères de la populace.
Quelques dix ans plus tard, en France, une réaction pareillement ambiguë fut suscitée par les Bagatelles pour un massacre, dans lesquelles Céline proposait de massacrer les Juifs. André Gide se dit publiquement ravi dans les pages de la N.R.F., non qu’il voulut tuer les Juifs de France, mais parce qu’il appréciait l’aveu brutal d’un tel désir, ainsi que la contradiction fascinante entre la brutalité de Céline et la politesse hypocrite dont tous les milieux respectables entouraient la question juive. Le désir de démasquer l’hypocrisie était irrésistible parmi l’élite : on peut en juger en voyant qu’un tel plaisir ne pouvait même pas être gâté par la très réelle persécution des Juifs par Hitler, laquelle était en plein essor au moment où Céline écrivait. Pourtant, cette réaction était due à l’aversion pour le philosémitisme des libéraux, bien plus qu’à la haine des Juifs. »
H.Arendt, Le système totalitaire (Points-Seuil p.59)
Ces gens pourtant plus intelligents que la moyenne se sont ainsi laissés duper à leur propre jeu. Ils n'ont pas imaginé un instant qu'on puisse sans aucune ironie déblatérer des insanités aussi énormes que l'extermination des Juifs. Aussi quasiment personne ne prit-il Mein Kampf au sérieux, tant ses thèses paraissaient invraisemblables. Les intellectuels virent Hitler comme un bouffon, un clown - trop habitués qu'ils étaient à tout prendre au second degré. Conformément à ce qu'escomptait Hitler, le monde entier crut ainsi tout ce qu'il disait, sauf quand c'était la vérité (voir Quand Hitler était pacifiste). Plus le mensonge est gros, plus il est cru, certes, mais parallèllement plus la vérité est invraisemblable et moins on y prête foi.
Parmi ces mensonges, le plus énorme est sans doute celui du socialisme nazi, avec l'appellation de "Parti ouvrier allemand", ancêtre du NSDAP, le Parti socialiste national des travailleurs allemands, qui est le nom du parti dont "nazi" est simplement le diminutif. "Nazi" ne signifie donc pas du tout avant la guerre "Parti de l'extermination des Juifs" mais bien "Parti socialiste", ce qui explique qu'un quiproquo, volontairement orchestré par Hitler, ait pu se produire. Etre "nazi" à l'époque c'est être socialiste et non être antisémite. Avant 1933, Hitler était perçu comme un socialiste révolutionnaire, d'où les réelles craintes de la bourgeoisie lors de son accession au pouvoir, craintes vite dissipées par Hitler lui-même, qui ne mentit pas du tout en déclarant ne pas être socialiste.
Au sens absolument strict du terme, Hitler n'était donc pas "nazi", puisqu'il n'était ni socialiste ni encore moins nationaliste (comme l'était l'historien Ernst Kantorowicz par exemple, partisan de la "révolution nationale" fallacieusement revendiquée par Hitler). D'où les étranges paroles de Heidegger qui parla de la "grandeur" du mouvement socialiste national, grandeur à laquelle Hitler ne correspondait pas selon lui. Mais c'est que le mouvement socialiste national en question n'a en fait jamais existé autre part que dans la tête de ceux qui ont y ont cru. Il est pathétique au fond de voir ces intellectuels s'être inventé de toutes pièces un parti socialiste qui n'existait pas ailleurs que dans leur imagination.
Nous autres avons donc beau jeu, face à ce désordre idéologique soigneusement orchestré, de fustiger la crédulité des intellectuels d'avant-guerre - surtout quand on sait que même des Juifs ont soutenu Hitler jusqu'en 1933 ! La condamnation aisée des bien-pensants, ceux que Arendt appelle ici ironiquement "les porte-parole de l'humanisme", ne fait que refléter une ignorance crasse du contexte historique de l'époque. Arendt, qui plus que quiconque aurait peut-être le droit de traiter de collaborateurs ses anciens compatriotes et collègues (je parle de ceux de 1933 qui se sont ensuite ressaisis, pas de ceux qui étaient neutres avant et ont collaboré après par lâcheté en faisant scrupuleusement le salut hitlérien, contrairement à Heidegger), n'y pense pas un instant :
"D'autre part, il nous faut être juste envers les membres de l'élite qui, à un moment ou à un autre, se sont laissé séduire par les mouvements totalitaires, et qui, à cause de leurs capacités intellectuelles, sont même accusés quelque fois d'avoir inspiré le totalitarisme : ce que ces désespérés du XXe siècle ont fait ou non n'eut aucune influence sur le totalitarisme." (ibid. p.66)
Voir aussi :
Hitler vu par ses contemporains : article du site d'histoire "Hérodote".
L'antisémitisme, insulte au sens commun (Arendt)
Heidegger contre le nazisme : les textes.
Heidegger : le dérapage de la polémique
Penser Auschwitz avec Arendt et Heidegger (Heidegger contre le nazisme 2)
Discours du Rectorat : "Heidegger platonicien" par J.Taminiaux
Heidegger résistant par G.Guest (Héraclite)
Heidegger nazi par F.Fédier et S.Zagdansky (vidéo)